Les Tatars embrasent La Roque
| L’orchestre du Tatarsatan et son chef Alexander Sladkovsky : révélation à La Roque - Zibeline |
Sans doute, l’on venait ce soir-là à la Roque d’Anthéron pour le Concerto pour piano et orchestre n°3 en ré mineur op. 30 de Rachmaninov, et la subtile pianiste Yulianna Avdeeva. Elle interpréta la partition du compositeur russe à contre-courant des musiciens que l’on a l’habitude d’entendre à La Roque, accordant une légèreté rare aux phrases mélodiques. Le piano chante littéralement, établit une conversation complice avec l’orchestre qui le suit, se fond dans sa délicate interprétation, depuis l’air diatonique initial du 1er mouvement qui ne cesse de se complexifier, au second thème plus lent, auquel il s’entrelace. Fulgurants passages de croches aériennes où les mains de la pianiste se chevauchent, avant la cadence finale du premier mouvement, souffle de pure virtuosité qui fait oublier, tant l’aisance de l’interprète semble ne rencontrer aucun obstacle, la réputation de difficulté diabolique de ce concerto. L’artiste offre une vision du plus pur romantisme en une articulation déliée jusque dans les trilles les plus acrobatiques. Le jeu, précis, fluide, nous installe dans l’instant par une riche palette d’émotions, et une exécution qui s’inscrit dans la grande tradition du XIXème, à la manière d’un Chopin (dont Yulianna Avdeeva est familière, elle a notamment remporté le Concours Chopin de Varsovie 2010). Pulsation qui nous accorde au monde. Harmonie… Le bis généreusement offert rendait hommage au compositeur polonais avec son Nocturne posthume n° 20 en do dièse mineur. Magique et éthérée douceur !
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Si la première partie du concert avait permis de jauger les qualités d’écoute de l’Orchestre national Symphonique du Tatarstan et l’empathie de son chef, Alexander Sladkovsky, la seconde sonna comme une véritable révélation. Certes, l’attitude et les costumes de scène suggéraient déjà unité et prestance, robes noires, moirées des femmes, chemise blanche et pantalon noir assorti d’une ceinture de smoking des hommes, tenue d’une élégante rigueur jusque dans celle de tenir les violons au repos… Ne croyez pas que Zibeline devienne un journal de mode concertante ! Mais, rarement un ensemble visuel correspondit autant à celui de l’interprétation. L’orchestre, ici, semblait être l’émanation du souffle de son chef, dont on entendait parfois la respiration. De la glaise de la partition, naissait l’œuvre, la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 de Tchaïkovsky. Attentif à tous, insufflant nuances et esprit, Alexander Sladkovsky dirige avec une passion communicative, vit la musique qu’il interprète, tenant les fils de chaque instrumentiste, met en avant les cuivres, équilibre les pupitres, les fait passer par toute une gamme de couleurs, d’émotions, retient les élans, puis les lâche avec une puissance fulgurante. Des falaises sonores, abruptes, rompent une phrase, reprise sotto voce, qui repart en longue houle qui s’enfle avant de s’abattre. Le thème cyclique de la Symphonie, symbolisant La Providence, hante l’œuvre dont chaque mouvement est interprété avec une éblouissante clarté, les phrases circulent, balaient l’orchestre d’élans inspirés. Éblouissement ! Aux rappels fournis d’un public debout (et il en faut à La Roque pour faire se lever une assemblée de spectateurs exigeants !), cette formation généreuse offre trois bis enlevés, les deux premiers de Piotr Ilitch Tchaïkovsky et le dernier d’un homonyme au prénom suggéré par un énigmatique A. : la vive Danse russe, Trepak extraite de Casse-Noisette, la Danse espagnole du Lac des Cygnes, pour laquelle l’orchestre force l’espagnolade avec humour, frappe du pied en cadence, tandis qu’Alexander Sladkovsky prend des allures de fier hidalgo, enfin, Stan Tamerlana, au rythme implacable, légèrement orientalisant par ses syncopes, d’une vivacité où tout se débride, jusqu’aux voix des musiciens qui deviennent cris enthousiastes. Tout danse, emporté par un élan sauvage et tournoyant. Dernier bis, bissé, dans lequel se joignent aux percussions les battements de mains d’un public subjugué.
MARYVONNE COLOMBANI
Juillet 2018
Concert donné le 26 juillet, Parc du Château de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron.
Photographies : Avdeeva © Christophe GREMIOT
Source: https://www.journalzibeline.fr/critique/les-tatars-embrasent-la-roque/
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