| Deuxième nuit du piano Tchaïkovsky- Rachmaninov - Zibeline |
Deux pianistes au-delà de la virtuosité ce soir-là sous la conque du parc du Château de Florans aux côtés de l’énorme Orchestre National Symphonique du Tatarstan avec, entre autres, ses six cors, six contrebasses et son armada de cordes, dirigé par Alexander Sladkovsky.
Le concert de vingt heures permettait de découvrir (ou de revoir, certains privi légiés l’avaient déjà entendu à La Roque en 2014 alors qu’il n’avait que treize ans) le jeune pianiste Alexander Malofeev dans une interprétation fougueuse et brillante du Concerto pour piano et orchestre en sol majeur n° 2 opus 44 que Tchaïkovsky dédia à Nikolaï Rubinstein. Ici l’on prend pleinement conscience de la valeur polysémique du terme « jouer ». Le pianiste arpente le clavier avec une familiarité déconcertante, la musique lui tient lieu de respiration, d’élan, de rythme, les mains s’emballent, épousent les variations de l’orchestre avec lequel une connivence quasi familiale s’installe. On sourit, émerveillé, des prouesses du petit dernier, prodige que le chef couve du regard, tandis que défilent les arpèges tenus d’une main et que l’autre semble raconter les évolutions de l’orchestre (Alexander Malofeev dirige aussi depuis ses neuf ans…). Il offrait deux bis ébouriffants avant la Symphonie n° 2 en ut mineur opus 17 « Petite-Russienne » qui doit son surnom aux chants traditionnels ukrainiens, (il fut un temps où une partie de l’Ukraine était la « Petite-Russie »), magistralement tenue par un orchestre en grande forme, qui nous plonge au cœur du folklore russe : Islamey opus 18 de Balakirev (ordinairement clou d’un récital, en raison de la monstrueuse difficulté de la partition) et Octobre (Chanson d’automne, in Les Saisons opus 37a de Tchaïkovsky). À la virtuosité pure du premier morceau, répondait la finesse poétique du second. Quelle palette !
Le second temps de la soirée nous conviait sur les sommets, avec le Concerto pour piano et orchestre n° 3 en ré mineur opus 30 de Rachmaninov. Le piano de Nelson Goerner invitait l’Orchestre National Symphonique du Tatarstan à la nuance et à une certaine retenue. Puissance et sensibilité se conjuguent ici avec une ineffable élégance. La partition que certains qualifièrent de « plus difficile au monde » prend ici le ton de l’évidence, respiration naturelle d’une âme. On reste suspendus aux murmures aériens, bouleversés par les élans triomphants. Tout n’est plus qu’harmonie. Le sublime acquiert ici tout son sens… Généreux, cet immense pianiste nous offrait la découverte d’une pièce du compositeur argentin Carlos Guastavino, Bailecito, fluidité espiègle et onirique, puis les incroyables variations de Schulz Evler, Le beau Danube bleu, d’après Strauss. Ce soir-là, le nouvel an était en avance à La Roque !
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De nouveau seule, l’impressionnante formation de l’Orchestre National Symphonique du Tatarstan proposait une œuvre de Rachmaninov, Le Rocher, poème symphonique opus 7, monolithe où frémissent les chants des oiseaux…. Puis s’emportait dans une succession de bis qui autorisaient le chef, Alexander Sladkovsky à faire le pitre, diriger de l’épaule, une main dans la poche, multiplier les mimiques suggestives, dans une jubilatoire théâtralisation et autodérision de son rôle. On l’avait vu devenir hidalgo cambré comme pour une danse tsigane dans la Danse espagnole du Lac des cygnes de Tchaïkovsky lors du rappel de la première partie, il devient séductrice minaudante dans la Bacchanale du Sanson et Dalila de Saint-Saëns, fée distribuant de grands coups de baguette (magique) sur Snegurochka de Tchaïkovsky, meneur d’une cohorte sauvage dans l’énergique Stan Tamerlana d’A. Tchaikovsky : les musiciens lancent leur cri de guerre, sur les rythmes tribaux, et embarquent le public debout, déchaîné, juvénile quel que soit l’âge, qui danse, frappe les mesures, emporté dans un déferlement d’énergies pures.
Peu importe alors d’avoir trouvé une approche de taverne bavaroise dans certains passages, ou d’avoir noyé sous les fortissimi les gammes pianistiques, la musique est cultivée en art du partage et de la joie, n’est-ce pas l’essentiel !
MARYVONNE COLOMBANI
Août 2019
Concert donné sous la conque du parc du Château de Florans, dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron, le 9 août.
Photographies © Christophe GREMIOT
Source: https://www.journalzibeline.fr/critique/quand-la-roque-danse/
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